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Terrorisme et Médias, la nouvelle société du spectacle

20/05/2015 16:05

La communication, la « Com », est la nouvelle valeur dominante de nos sociétés superficielles, d’économies sur le déclin. Un leader politique, artistique, religieux, sportif, doit avant tout communiquer s’il veut exister. Dans les pays riches on trouve bien plus de « communicants » (conseillant les politiciens, organisant des campagnes, préparant des dossiers de presse) que de journalistes. Les terroristes de tous poils ont bien compris l’importance des médias et de la Com. La violence spectaculaire est une manière de mener la guerre des esprits quand on n’a pas les moyens de l’emporter sur le terrain dans un conflit asymétrique ou d’infléchir les valeurs sociétales d’un pays laïque.

Il faut toutefois distinguer les conflits de longue durée en cours dans certains pays du Sud des attentats commis périodiquement dans les villes du Nord.  Bien que le fonds idéologique soit souvent similaire, autour d’un rejet de l’hégémonie et des valeurs occidentales, l’échelle et les motivations diffèrent.

En réalité jamais les occidentaux n’ont couru aussi peu de risque de périr de mort politique. Dans les pays du Nord les attentats terroristes sont absolument marginaux en termes de pertes humaines. Mais ils marquent les esprits, les opinions publiques. Comment? Grâce à leur stratégie de Com si bien relayée par les chaines de radio et de télévision, à longueur de journée. « Les français (ou les anglais, les espagnols, etc…) ont peur » assène le présentateur du journal télévisé, sans avoir effectué la moindre enquête, sur la base d’aucun sondage d’opinion, et les téléspectateurs sont immédiatement persuadés, au fin fond de leurs villages tranquilles, calfeutrés dans leurs immeubles douillets, qu’ils doivent avoir peur.

Terreur aveugle ou ciblée au Nord mais guerres régionales au Sud, c’est l’échange inégal de la violence post-guerre froide. Les conflits périphériques impliquent désormais des groupes armés non étatiques ; on ne les qualifie plus de guerres civiles mais de conflits asymétriques. Ils affectent Mali, Lybie, Syrie, Somalie, Centrafrique, Irak, Afghanistan, Yémen, Tchétchénie, et causent des milliers de morts, surtout en Syrie. Ils mobilisent des combattants autochtones et quelques transfuges en mal d’adrénaline. Ces guerres diffèrent fondamentalement des attentats au Nord, que ceux-ci soient d’origine externe (rarissimes, avec l’exception du 11 septembre) ou plus souvent interne (Madrid 2004, Londres 2005, Oslo 2011, Liège 2011, Toulouse 2012, Boston 2013, Bruxelles 2014,  Ottawa 2014, Paris 2015, Copenhague 2015). 

Un point commun aux conflits asymétriques (sauf en Ukraine et jadis au Sri Lanka, deux exceptions notables[1]) : la plupart impliquent de prétendus islamistes ou djihadistes qui font référence à un islam immuable, conservateur et guerrier, la nouvelle bouée de sauvetage des damnés de la terre, des marginaux du sunnisme. Et l’on assiste depuis deux décennies à des centaines d’attaques faisant des milliers de victimes dans les pays musulmans (Irak, Pakistan, Algérie…).[2]

Les religions ont toujours secrété leurs guerres saintes, leurs croisades, leurs djihads[3]. Au sein du monde musulman, d’abord entre dynasties, puis entre chiites et sunnites, toujours d’actualité au Moyen-Orient. Au sein du monde chrétien entre catholiques et protestants au XVI° siècle ou plus récemment en Irlande du Nord, ou entre catholiques et orthodoxes (prise et pillage de Constantinople par les Croisés en 1204). Entre hindouistes et bouddhistes au Sri Lanka, entre hindouistes et musulmans en Asie du Sud (autour de la partition de 1947 séparant Inde et Pakistan). Bien sûr entre chrétiens et juifs (de l’expulsion des juifs d’Espagne en 1492 aux positions ambiguës du Vatican et des églises allemandes vis-à-vis de l’antijudaïsme nazi et de l’holocauste), et pendant des siècles (depuis la bataille de Poitiers en 732, en passant par les croisades des XII° et XIII° siècles, jusqu’à la chute de Constantinople en 1453, celle de Grenade en 1492 et la bataille navale de Lépante en 1571) entre chrétiens et musulmans. Sans oublier la bataille de Talas en 751 entre les armées abbassides (victorieuses) et celles des Tang, à la suite de laquelle l’Islam repoussa le bouddhisme d’Asie Centrale.  En principe les religions, créations humaines, prônent la paix et l’amour. Mais les textes sacrés, souvent contradictoires, ne sont pas avares de faits violents, de punitions, d’injonctions belliqueuses; ils prêtent souvent aux Dieux des intentions agressives au prétexte d’une défense de la juste foi. En fait toute guerre est permise ou même recommandée lorsque le croyant est attaqué, opprimé ou victime d’injustice. La vengeance, la revanche, le combat sont parfaitement justifiés dans ces cas.[4]  La nouveauté, depuis les années 1960 et la guerre du Vietnam, tient à la médiatisation croissante et outrancière des conflits. Au cours de l’histoire seuls les dirigeants et les combattants pouvaient appréhender les destructions et les ravages des guerres ; désormais on peut suivre les bombardements au jour le jour, parfois en direct sur les écrans de télévision.

Le monde musulman, principale zone de violence, oscille depuis un demi-siècle entre despotisme religieux et autoritarisme militaire. Il se sent humilié par son retard (comparé aux géants des époques passées, du VIII° au XII° siècles, comme le Persan Avicenne et l’Andalou Averroès, mais aussi du XIV° siècle, comme le Marocain Ibn Batouta et le Tunisien Ibn Khaldoun), ses médiocres performances socio-économiques et scientifiques, ses ghettos culturels, son anomie, engendrant des générations désespérées, dont une poignée de laissés pour compte sans autre idéal que le martyr, le sacrifice, le leur et celui des autres. Il faut noter cependant que la priorité de ces djihadistes modernes n’est pas d’attaquer l’Occident mais de châtier les mauvais musulmans, corrompus par des modèles impies ou séculiers ou par des croyances dissidentes, chiites notamment. Cela n’exclut pas quelques tueries spectaculaires de touristes en Egypte, au Maroc ou en Tunisie, de journalistes occidentaux coupables de « blasphèmes»  ou d’expatriés et d’étudiants chrétiens (et musulmans) au Kenya.

Les terroristes de l’Occident reflèteraient la crise des banlieues et l’échec de l’intégration sociale. Sociologie approximative. S’il y a bien une croissance des inégalités et des marginalisations dans toute l’Europe, cela n’explique en rien la transformation de quelques petits malfrats ou parfois de techniciens supérieurs (la diversité des auteurs est avérée) en poseurs de bombes ou manieurs d’AK 47. Ces jeunes gens sont des brebis égarées, radeaux perdus dérivant au cœur du marasme idéologique qui affecte une certaine jeunesse dégoûtée du consumérisme, allant de psychopathes comme Brevik en Norvège aux frères Kouachi en France, et qui ne peut plus rêver de révolution, de monde nouveau, de lendemains qui chantent. Contrairement aux théories du complot (ou du Daesh omniprésent) les terroristes indigènes ne disposent généralement pas de réseaux vraiment structurés, au mieux de connivences ponctuelles, mais ce sont  des « loups » (plutôt des roquets) solitaires qui un jour décident de tromper leur ennui par quelques morts, dont la leur, et de sortir ainsi de l’anonymat, de tenir un pays en haleine, de mobiliser RAID et GIGN, de voir leurs photos d’identité agrandies sur les écrans, d’être reconnus et encensés par les medias djihadistes et de terminer en beauté une existence morose remplie de frustrations, avec l’intime espoir d’arriver au paradis.

Tout débat, toute image, toute minute d’antenne consacrés à un évènement terroriste est un succès pour les criminels car ces spots répétés encouragent de fait certains auditeurs désœuvrés (heureusement en nombre très réduit) à imiter ces courageux « héros » qui décapitent, font exploser des bombes dans les marchés, qui prennent et tuent des otages, tout en  faisant usage des dernières technologies occidentales pour alimenter leurs sites web.

La terreur-spectacle est également une aubaine pour les politiciens car sa dénonciation fait consensus (tous les leaders condamnent les attentats, évidemment) et son occupation des ondes relègue au second plan les problèmes économiques et sociaux, ceux qui fâchent et n’ont pas vraiment de solution...

Rêvons un peu. Imaginons que les médias (par un incroyable civisme, ou un devoir de non-expression déjà partiellement à l’œuvre puisque les photos de décapitation ne sont pas montrées mais décrites) cessent totalement et d’un commun accord de rapporter les attentats et tueries terroristes. Malheureux terroristes, salafistes et autres djihadistes. Sans toute cette publicité gratuite il en serait fini des effets d’imitation. Seuls les vrais psychopathes suivraient leurs faits d’armes macabres sur internet.  Le terrorisme ne survivrait pas. Mais l’audimat a besoin de sordide, d’horreur, de sang. Bien enfoncé dans son fauteuil, un verre à la main, le « beauf » de Cabu (Paix à son âme !) suit l’assaut comme il savoure un match de football. C’est cool, on peut frissonner à peu de frais, et en plus les méchants perdent à la fin. La société du spectacle à son apogée !

Les terroristes devraient remercier les occidentaux : la liberté de la presse est l’une de leurs meilleures alliées.[5]

 



[1] Deux exceptions assez comparables où un mouvement séparatiste essaie de s’appuyer sur un puissant voisin (jusqu’en 2009 l’Inde pour les Tigres Tamouls du nord du Sri Lanka, aujourd’hui la Russie pour les Ukrainiens du Sud-est)  pour « libérer » son territoire.

[2] Voir “Vous avez dit terrorisme?”, Manière de Voir n° 140, Le Monde Diplomatique, avril-mai 2015

[3] Djihad signifie “effort”, le djihad majeur renvoie à la lutte individuelle que chaque croyant doit mener pour vivre en bon musulman, le djihad mineur à la guerre sainte à engager lorsque la communauté des croyants, l’Oumma, est menacée.

[4] “Images and acts of both sacrifice and warfare are common to virtually all religious traditions throughout history”, in “Princeton Readings on Religion and Violence”, Princeton University Press, 2011

[5] Sociologue de la postmodernité, Jean Baudrillard (1929-2007) publia, au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, « L’esprit du terrorisme », dans « Le Monde » du 3 novembre 2001. Dans cet article à la fois confus et visionnaire,  l’auteur affirme : « le spectacle du terrorisme impose le terrorisme du spectacle. Les médias font partie de l'événement, ils font partie de la terreur. »

 

 

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